Saint-Jean Baptiste : l’indépendance de l’empire
Par Laika
Depuis deux ans, à l’approche du mois de juin, je vois les graffitis qui couvrent les murs des viaducs changer. En 2024, les slogan « Free Palestine » et « Land back », constamment effacés ou barbouillés, côtoyaient un « VIVE LE QUÉBEC LIBRE » intact, que personne n’essayait de faire disparaître. Cette année c’est presque pareil : par-dessus « Ni frontières ni nation », des gens ont écrit « Qc Libre ».
Sous Van Horne, il y a donc des visions concurrentielles du monde qui s’affrontent à l’approche de la Saint-Jean. L’une exige l’abolition des nations, l’autre leur multiplication par la création d’un empire dans l’empire. Mais il y a aussi une contradiction que ces slogans rend manifeste : selon leur propre raisonnement, les indépendantistes québécois·es devraient en toute logique soutenir les efforts d’émancipation des palestienien·nes. S’iels était un tant soi peu aussi internationalistes que dans les années soixante, où le FLQ avait créé des relations de solidarité avec le PLO, c’est ce qu’iels feraient. Apparemment, certains projets d’émancipation sont digestes, d’autres irrecevables. Pourquoi les personnes écrivant sur le mur ne perçoivent pas cette aporie ?
Pour comprendre comment Free Palestine peut être effacé par Québec libre, il suffit de se demander pourquoi Land Back est recouvert par Québec libre… c’est justement parce que l’indépendantisme est un nationalisme qu’il ne peut pas faire preuve de solidarité envers les populations autochtones de la Cisjordanie. Joindre sa voix à celle des palestinien·nes parce qu’iels se défendent de l’envahisseur colonial, c’est devoir ensuite admettre que, dans la chorégraphie impérialiste qui se déroule ici, nous occupons le rôle de la puissance génocidaire.
La liberté exigée par les slogans nationalistes, c’est celle de perpétuer le processus de colonisation en tenant soi-même les rênes du pouvoir. N’en déplaise à mes oncles et tantes qui ont voté oui, le nationalisme de vieille garde, même s’il paraît moins nauséabond que sa variante identitaire actuelle, reste un projet de société qui, comme l’écrivait Dalie Giroux dans L’œil du maître, n’a pas cherché à abolir la logique de domination mais à changer les noms des dominants. Exiger un pays volé plutôt qu’une province volée, c’est aussi ça la revendication indépendantiste.
Je n’écris pas ceci juste pour être une rabat-joie qui boude devant les feux d’artifices. Je l’écris parce que dans un contexte de fascisation mondiale, nous avons besoin de désirs d’émancipation. Mais ces désirs ne peuvent et ne doivent pas être générés par la fétichisation des frontières ni capturés ou contenus par la mise en scène festive de notre identité d’opprimé·es. Le seul indépendantisme qui vaille nous affranchirait de l’idolâtrie de la nation. Le seul indépendantisme qui vaille placerait en son centre la souveraineté autochtone et la décolonisation. Le seul indépendantisme qui vaille s’indépendantiserait du fantasme d’indépendance lui-même pour préférer les tissus d’interdépendances solidaires. Il n’aurait pas pour rêve un pays, mais un projet d’autodétermination pour toustes.
En ce moment même, les gardien·nes du territoire Nehirowisiw Aski luttent précisément pour cette autonomie. Iels tiennent un blocage au KM 16 pour s’opposer au projet de loi 97. Pour honorer un véritable idéal d’émancipation, le mieux est encore de les soutenir matériellement et financièrement, de continuer à graffer Land Back sous les viaducs plutôt que d’acheter un drapeau fleurdelisé et de l’agiter au vent sur des reprises de Charlebois.