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Sur la criminalisation de l’antifascisme

Par agraph

Et l'encre sèche vite dans les pattes des gens
Et le sang des nouvelles a rougi dans leurs mains

– Ferré

Mardi 23 septembre,

Hier, le président américain Donald Trump a désigné par décret présidentiel (executive order) la mouvance politique « Antifa » comme groupe terroriste domestique. Ce décret s’inscrit dans un contexte politique tendu aux États-Unis, où la droite ultraconservatrice essaie d’associer à ladite mouvance politique l’assassinat du démagogue d’extrême-droite Charlie Kirk. 

Trump avait néanmoins depuis longtemps promis un tel geste : il s’était exprimé à ce propos sur X — anciennement Twitter — en mai 2020, dans le contexte du mouvement antiraciste Black Lives Matter ayant fait suite à l’assassinat de George Floyd par le policier Derek Chauvin.

I. Law & (Presidential) Order

Il est difficile de savoir maintenant ce que cette désignation représente légalement, puisque la catégorie d’organisation terroriste domestique n’a pas d’existence légale dans le pays au nord-ouest du Golfe du Mexique, qui reconnaît néanmoins comme terroristes une centaine de groupes étrangers — aussi divers dans leurs pratiques et idéologies que le sont l’Armée Républicaine Irlandaise, le Parti Communiste des Philippines et Boko Haram — en vertu de son Acte sur l’Immigration et la Nationalité.

Le décret, rédigé dans le style singulier de l’administration Trump, mêle expressions fielleuses et ton bureaucratique. Nous en reproduisons ici quelques passages, traduits de l’américain par la rédaction. 

Antifa est un projet (enterprise) militariste et anarchiste appelant au renversement du gouvernement des États-Unis, de ses autorités policières (law enforcement authorities) et de notre système de lois - par des voies incluant la violence et le terrorisme. Le [présent] décret ordonne au gouvernement fédéral d'investiguer, d'interrompre (disrupt) et de démanteler toute opération illégale menée par Antifa ou une personne s'en réclamant. Il appelle également à investiguer, interrompre et démanteler les sources de financement desdites opérations.

Jusque là, le président ordonne à ses hommes de faire respecter la loi et de s’opposer aux activités illégales d’« Antifa » et des antifascistes. C’est enfoncer une porte ouverte. Ensuite, le décret qualifie la violence politique dont « Antifa » est accusé (présence armée en manifestation, altercations physiques avec l’extrême-droite militante ou journalistique, divulgation de données personnelles d’employé•e•s de l’agence d’Immigration and Customs Enforcement (ICE), camouflage de l’identité des contrevenant•e•s et radicalisation de la jeunesse). Cette section du décret se termine par la très peu performative phrase : « Antifa’s efforts to advance political violence and suppress lawful political speech must be stopped. »

La dernière section ne décrète rien non plus, mais donne au président l’occasion de se féliciter quant au déploiement de la garde nationale contre des citoyen·nes américain·es et quant à la dureté de sa réponse au terrorisme, ainsi que de se citer lui-même : « C’est un plaisir pour moi d’informer les nombreux Patriotes américains que je désigne ANTIFA, UN DÉSASTRE MALADE, DANGEREUX ET DE GAUCHE RADICALE, COMME ORGANISATION TERRORISTE MAJEURE. » (majuscules de l’auteur)

Ce « presidential order », vraisemblablement écrit sur un coin de table, n’est pas, en soi, tellement plus inquiétant que ne l’est déjà la menace toujours plus pesante sur l’opposition politique au gouvernement Trump, à l’occupation de L.A. par l’armée et aux exactions commises par l’ICE, souvent dans l’abus strict des droits de la personne et de la constitution américaine. Il a néanmoins donné l’occasion à d’authentiques fascistes de se réjouir, le ministre hongrois Péter Szijjártó appelant l’Union Européenne à s’inspirer de l’État américain quant à la criminalisation de l’antifascisme.

II. Antifa, l’antifascisme, les black blocs

Ça a été souligné à de multiples reprises, mais « Antifa » n’existe pas au sens où Donald Trump en parle. Des organisations antifascistes plus ou moins organisées et plus ou moins organisées entre elles existent tout à fait : des groupes tels que Montréal ou Québec Antifasciste, Action Antifasciste Paris-Banlieue, ou Rose City Antifa, à Portland (Oregon), informent et mobilisent les populations de leur ville sur des thèmes surtout antiracistes et antiautoritaires. Ces groupes appellent effectivement à participer à des manifestations contre la haine et le racisme, et parfois, à des contre-manifestations face à des groupes d’extrême-droite, dont certaines deviennent violentes.  

Or, parler d’« Antifa » comme d’une organisation n’est ni juste, ni aidant pour comprendre l’importance qu’ont gagnée de tels groupes dans les dernières années. Et malgré qu’à la suite de l’Agence France Presse, des médias tendent à rappeler que même le FBI ne considère pas « Antifa » comme autre chose qu’un mouvement désuni, presque toute la presse québécoise a copié-collé ce matin cette étrange expression qu’on trouve dans un papier du journaliste Xavier Lambert, qui serait risible si la sécurité des personnes s’opposant au fascisme n’était pas en jeu : 

Tout en reconnaissant que la mouvance représentait un sujet de préoccupation pour l’ordre public, l’ancien directeur du FBI, Chris Wray estimait en 2020 qu’elle n’était "pas un groupe ou une organisation, mais une idéologie". Ses membres, souvent entièrement vêtus de noir, dénoncent le racisme, les valeurs d’extrême droite et ce qu’ils considèrent comme du fascisme, et estiment que des actions violentes sont parfois justifiées.

Déjà, la grammaire. « Ses » se rapporte-t-il à « idéologie » ? C’est la première lecture, mais elle produit une phrase insensée (on n’est pas « membre » d’une manière de penser ou d’un système d’idées), alors on relit : « ses » se rapporte nécessairement à « la mouvance », ce qui est syntaxiquement correct, mais sémantiquement douteux : peut-on être « membre » d’une mouvance?

Le mot n’est pas très juste, et le discours présentant l’antifascisme comme une espèce de parti politique produit un flou qui m’inquiète au plus haut point. Nous autres, antifascistes, n’avons pas notre carte d’antifa, ni ne reçevons-nous de financement en qualité d’antifascistes. Or, la terminologie du « recrutement » et de l’« entrainement » donne l’impression de milices, voire d’une armée populaire. 

Mais mon passage favori est cette image amusante de l’antifasciste en black bloc perpétuel. Les « membres » de la « mouvance Antifa » seraient souvent (mais à quelle occasion ?) « entièrement vêtus de noir » et estiment (toustes ?) la violence parfois nécessaire. 

En fait, pour qu’« Antifa » existe, il faut que l’antifascisme ne puisse pas exister, en tous cas, pas dans son propos (aucune organisation antifasciste n’a été citée par la presse francophone que nous avons consultée), ni dans sa pratique (la fête populaire, les conférences, la publication de rapports sur des organisations d’extrême-droite, rien de tout ça n’a voix au chapitre). Il ne prend de forme tangible que sous l’aspect de la tactique du black bloc (effectivement pratiquée notamment par des groupes anarchistes antifascistes) à laquelle il est maladroitement associé sans plus d’explications. En fait, ce paragraphe de l’AFP souvent reproduit, malgré la distanciation des positions de la droite américaine que semble vouloir établir son auteur tout au long du texte, prend au sérieux l’existence d’une telle entité qu’« Antifa » dans un sens assez proche de celui de la droite anti-antifasciste, en l’appelant alternativement « mouvement », « idéologie » et « mouvance », puis en en parlant bel et bien comme d’un groupe ou d’un parti dont on serait membre, pour l’assimiler tout entier à une tactique dont les antifascistes n’ont pas l’exclusivité, et qui est finalement marginale dans la pratique de la plupart des antifascistes auxquels Front Rose a parlé, bien qu’elle ne soit pas exclue de la boîte à outils de certain·es d’entre elleux.

Même le New York Times, qui a la présence d’esprit de lier le décret aux autres tentatives trumpistes de museler l’opposition, et qui se donne la peine de définir adéquatement le phénomène « Antifa » comme « une culture de la contestation diffuse et parfois violente de militant·es de gauche aspirant à bloquer le fascisme » (notre traduction de l’américain), parle alternativement d’un « groupe » (group) comme si c’était compatible. 

Tout cela est bien confus, et il est indéniable que cette confusion par laquelle l’antifasciste n’est pas vous ou moi qui nous opposons au fascisme, mais un employé de George Soros, sert ceux auxquels les antifascistes s’opposent. « Antifa », cet épouvantail, ne peut exister que parce qu’il n’y a pas d’antifascisme dans les journaux. Il doit exister pour que les fascistes ne trouvent pas face à eux des gens, mais une abstraite et inquiétante marée noire prête à submerger les vitrines des banques, les institutions et les lois.

III. Les médias contre le fascisme sans être antifascistes?

J’étais dans ma famille, en région, plus tôt dans le mois, et je discutais avec un ami du secondaire perdu de vue. Quand je lui ai mentionné que j’avais pris part au mouvement propalestinien à Montréal, il a eu l’air franchement choqué. En posant des questions, j’ai réalisé qu’il croyait que j’étais devenu un antisémite et que je militais avec des conservateurs religieux chiites. Il n’avait entendu (ou du moins écouté) ni la porte-parole d’Alternatives, ni les discours des SDHPP, mais pouvait m’expliquer que je m’associais avec des radicaux dangereux. Je lui ai expliqué calmement (autant que possible) ce que j’avais vu et vécu : des blocages, des manifestations, sans cacher la présence d’éléments avec des cannettes de peintures ou avec des feux d’artifice, de vitrines brisées; je lui ai parlé de la présence de jeunes et de moins jeunes, arabes et non-arabes, je lui ai parlé des Independent Jewish Voices, des groupes hassidim antisionistes. C’était la première fois qu’il entendait parler de tout ça.

Quand finalement on reconnaît l’État palestinien, et quand finalement on reconnaîtra le génocide des arabes des berges du Jourdain et de Gaza, on ne reviendra pas sur ce qui a été dit du peuple palestinien, présenté par tant de médiocrates comme un peuple de terroristes et de médiévaux violents. 

Je vous parle de tout ça parce qu’à mon sens, c’est le même phénomène de désinformation qui se produit : un discours formaté, souvent simplement copié-collé d’un texte d’une agence de presse, sans vérification, sans droit de parole aux sujets de la nouvelle, sans journalisme, en fait. L’hégémonie de la droite sur la sphère médiatique et la médiocrité du journalisme québécois ne produisent pas du discours que par ce qu’elles disent. Elles produisent un discours aussi par ce qu’elles obligent de taire, soit les vraies voix antifascistes – celles qui rendent ridicule et absurde la démonisation que la droite essaie d’en faire. De la même façon qu’il n’y a que dans les clapets des caqueux et des libéraux parjures que le mouvement de solidarité palestinienne était antisémite. Mais comment savoir quand on est de l’autre bord de la télé, de l’autre bord de la page.

Les médias québécois couvrant la tentative du président américain de criminaliser l’antifascisme pour qu’il n’y ait à terme de légal que la complaisance avec le fascisme ne mentionnent pas le vote ayant eu lieu le 18 septembre aux Pays-Bas d’une motion recommandant au gouvernement néerlandais une attitude similaire à l’endroit de la gauche, parce que l’AFP ne le relève pas; ils mentionnent néanmoins Orbán parce que l’AFP rapporte les propos d’un de ses ministres. Le Devoir et Radio Canada terminent leur redite de la page de l’AFP avec les liens établis par la droite américaine tendance postvérité entre le meurtre de Charlie Kirk et la gauche sans les démentir (ce qu’ont pourtant fait les factcheckers d’Euronews, par exemple). La Canadian Broadcasting Corporation, comme à son habitude, sensiblement plus habile et moins à droite que son homologue francophone, a l’élégance de ne pas présenter les élucubrations des conspirationnistes sur l’assassin de Kirk comme une nouvelle, et de poser la question de la liberté d’expression. Elle explique d’ailleurs brièvement les enjeux constitutionnels relatifs au décret, tout comme la British Broadcasting Corporation qui, après avoir rapporté les violences associées à la gauche antifasciste – comble du zèle – renvoie à des études sur la violence politique aux États-Unis pour préciser – comble de l’honnêteté – que la droite est à l’origine de la majorité des cas.

Le JdM, qui avait publié la semaine dernière un article « d’après les informations de CNN » à l’occasion du tweet de Trump où il annonçait le décret à venir ne s’est pas donné la peine de pasticher l’AFP cette semaine. 

La Presse, qui a relayé comme tout le monde les propos peu éclairants de l’AFP, a également donné la parole à Richard Hétu qui signe un « décryptage » qui fait tache dans la couverture médiatique québécoise : il est informé, judicieux et pertinent. Hétu, qui a fait son travail de journaliste, avance sans confusion quant à la nature d’ « Antifa » et lie à raison la manœuvre de Trump à ses tentatives de faire taire la gauche. Cet article tranche franchement avec le ramassis confus de propos rapportés de la droite américaine par sa collègue Janie Gosselin la semaine dernière, concernant l’assassin de Kirk, où elle donne la parole au gouverneur républicain de l’Utah qui prétend connaître les idées politiques du tueur, et où elle ose même lier l’assassinat à une relation présumée du meurtrier avec une femme transgenre. 

Alors que les médias français et américains sombrent lentement dans la démagogie la plus décomplexée, on est en droit de se demander si c’est par incompétence ou par complaisance pour l’anti-anti-fascisme que le seul média publique fédéral francophone s’est borné à une couverture paresseuse et partielle, sinon partiale. 

De tels journaux ne peuvent pas servir à essuyer les taches d’encre qu’ils font sur les mains, encore moins les taches du sang dont on peut se demander s’ils ne l’ont pas un peu fait couler eux-mêmes.

https://www.whitehouse.gov/fact-sheets/2025/09/fact-sheet-president-donald-j-trump-designates-antifa-as-a-domestic-terrorist-organization

https://www.rtbf.be/article/trump-classe-officiellement-le-mouvement-antifa-comme-organisation-terroriste-11605284

https://www.rtbf.be/article/mort-de-george-floyd-trump-annonce-vouloir-designer-la-mouvance-antifa-comme-organisation-terroriste-10512892

https://classiques.uqam.ca/contemporains/dupuis_deri_francis/black_blocs_bas_les_masques/black_blocs_texte.html

https://www.20minutes.fr/monde/etats-unis/4174327-20250921-union-europeenne-hongrie-orban-veut-bruxelles-aligne-trump-contre-mouvement-antifa

https://www.nytimes.com/2025/09/22/us/politics/trump-antifa-order-terrorism.html

https://www.ledevoir.com/monde/etats-unis/919278/est-ce-mouvement-antifa-classe-terroriste-trump

https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/2194446/trump-mouvement-antifa-organisation-terroriste

https://www.cbc.ca/news/world/trump-signs-order-calling-antifa-terrorist-organization-1.7640766

https://fr.euronews.com/my-europe/2025/09/23/verification-des-faits-les-pays-bas-ont-ils-interdit-antifa

https://www.lapresse.ca/international/etats-unis/2025-09-22/decryptage/gauche-radicale-des-mythes-a-la-realite.php

https://www.lapresse.ca/international/etats-unis/2025-09-22/le-mouvement-antifa-designe-terroriste-par-un-decret.php

https://www.journaldemontreal.com/2025/09/18/quest-ce-que-le-mouvement-de-gauche-antifa-qualifie-dorganisation-terroriste-par-donald-trump

https://www.bbc.com/news/articles/cq5j085207do

https://www.bbc.com/news/articles/ced5gqn0p6jo

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