AnalyseCommentaire

Beaucoup de paillettes, peu de flammes. Rest isn’t always resistance.

Par nuage et ZTL

Les pratiques de soin on été dénaturées, vidées de leur radicalité. Quand elles se présentent comme fin en soi, elles ne font pas que décentraliser les luttes – elles les effacent, les remplacent. Il ne devrait pas être question ici de se féliciter de notre immobilisme, mais de confronter la place que prend notre confort – ce qu’on offre ou pas à la lutte radicale. Rest isn’t alway resistance.

Mercredi 4 juin au soir se tenait le panel d’ouverture du Festival Brûlances 2025. Cette année marque la troisième édition de ce festival queer radical, qui se terminait le dimanche suivant après moults ateliers, des discussions et un gros party. Initié au départ par le Pink Bloc, et relevant maintenant d’un collectif autonome, le projet présente un évènement politisant et un point d’entrée pour plusieurs.

Ce texte a été écrit aux lendemains de Brûlances, pour approfondir des réflexions nourries par des interventions entendues – surtout concernant la question du « rest is resistance ». Se donner des espaces pour rêver d’alternatives et des possibles; reprendre contact avec notre corps et investir les aspects oubliés de nos existences, redécouvrir à quel point ils sont empowering; développer des pratiques de care qui participent d’un déjà-là, dans une logique préfigurative: tout ceci fait partie d’un ensemble de pratiques essentielles dans un projet politique révolutionnaire, particulièrement dans une organisation qui cherche à en faire un projet de vie plutôt qu’un loisir, mais aussi dans une organisation qui cherche à sortir de l’urgence, soit à agir selon ses propres règles et non toujours de façon réactive – à devenir militante plutôt qu’activiste. Or, ces dernières années, le langage populaire de la guérison, du somatique et de l’« auto-soin radical » a vidé de son sens l’expression « Rest is Resistance » (« le repos est une résistance »). Répété à l’infini dans les médias sociaux, les espaces de bien-être et même les cadres institutionnels de l’IED, ce slogan est désormais très éloigné de ses racines dans la lutte radicale des Noir·es. Autrefois utilisé comme stratégie de survie collective et de persistance face à des systèmes violents, il a été réduit à un mantra dépolitisé et individualiste, coupé de son contexte et utilisé comme une arme retournée contre les communautés mêmes qu’il était censé servir. Pour lutter contre cette dérive, nous devons replacer l’expression dans le contexte politique qui l’a vu naître : la Tradition Radicale Noire. Cette pensée et résistance insurgées considèrent les soins non pas comme une retraite, mais comme un élément de l’infrastructure de la lutte.

La Tradition Radicale Noire et la Survie Collective

La tradition radicale noire, telle qu’articulée par Cedric J. Robinson dans Black Marxism (1983), n’est pas une idéologie figée, mais une praxis politique en constante évolution, enracinée dans la résistance collective des Noir·es face au capitalisme racial, à l’impérialisme et à la domination coloniale. Elle englobe la contribution des communistes Noir·es, des penseur·euses anticoloniaux, des féministes Noires et des militant·es révolutionnaires qui, à travers les siècles et les continents, ont construit des mouvements contre l’exploitation systémique. Au sein de cette tradition, il demeure ainsi crucial de ne pas séparer les questions de soin de l’impératif plus large de libération collective. 

Le féminisme Noir, force critique dans cette tradition, articule depuis longtemps la nécessité du repos, non pas comme un acte privatisé ou un détachement, mais comme une stratégie de survie collective. Audre Lorde, souvent citée pour avoir rappelé avec force que « prendre soin de soi n’est pas de la complaisance, c’est de l’auto-préservation, et c’est un acte de guerre politique » (A Burst of Light, 1988), n’a certainement pas promu le repos comme un retrait politique. Elle a plutôt insisté sur le fait que l’auto-soin était nécessaire pour poursuivre le travail de résistance fait sous des conditions de violences incluant le racisme, la misogynie et l’assaut permanent du complexe médico-industriel. L’utilisation abusive des mots de Lorde pour justifier l’évitement de la lutte méconnaît profondément le contexte dans lequel elle a écrit; soit au milieu du cancer, de l’épuisement et d’un engagement politique incessant. Revendiquer la radicalité du repos et du soin-de-soi ne fait sens qu’en contexte extrême de survivance, et jamais dans une posture de protection et de priorisation du confort individuel. 

C’est là que commence l’appropriation : lorsque les idées féministes noires, forgées dans les contextes de survie et de lutte, sont cooptées pour endosser l’impératif aux autorégulations néolibérales et le repli individuel. Cette appropriation prive le repos de son urgence politique et réduit le potentiel de transformation de la praxis féministe noire. Au lieu de partager des ressources pour soutenir l’action politique, le repos est de plus en plus commercialisé comme une optimisation de soi, quelque chose à consommer, à programmer et à afficher. Si ces pratiques peuvent être – comme elles l’ont été – des piliers intrinsèques à la construction de la lutte, nous avons toutefois peur de voir nos milieux s’y conforter aujourd’hui d’une manière qui n’adressent que les symptômes de notre misère et jamais ses causes. Ces pratiques sont une menace et on doit s’y opposer, non pas par absence de considération pour les besoins de soins, mais par leur articulation au projet révolutionnaire qu’elles soutiennent. 

Claudia Jones, le repos et la transformation structurelle

Pour comprendre le repos dans sa véritable lignée politique, nous devons nous tourner vers des figures comme Claudia Jones, marxiste et organisatrice féministe Noire née à Trinidad, qui a écrit « An End to the Neglect of the Problems of the Negro Woman » (« La fin de la négligence des problèmes de la femme noire »). (1949). Jones était très attentive à ce qu’elle appelait la « triple oppression » des femmes Noires, exploitées en tant que travailleuses, en tant que femmes et en tant que Noires. Elle soutenait que la libération ne pouvait être atteinte sans aborder l’ensemble des conditions matérielles qui façonnaient la vie des femmes Noires.

Pour Jones, le repos n’a jamais été imaginé comme une pause individuelle, mais comme un élément d’une demande structurelle plus large : logement, soins de santé, garde d’enfants, congé de maternité et salaires dignes. Il ne s’agit pas d’un luxe ponctuel, mais de conditions préalables pour que les femmes noires puissent vivre, s’épanouir et continuer à s’organiser. « Les sections les plus opprimées du peuple noir », écrivait-elle, « sont ses femmes », et pour y remédier, il fallait une intervention organisée et révolutionnaire, non pas des sursis temporaires, mais une action collective soutenue contre les systèmes qui produisent l’épuisement en premier lieu. Dans cette optique, toute illustration contemporaine du principe « Rest is Resistance » qui n’inclut pas les demandes de justice en matière de logement, de liberté de reproduction, de droits du travail ou d’abolition des institutions carcérales, est fondamentalement coupée des solutions matérielles qui libéreraient les femmes Noires et le peuple Noir dans son ensemble.

Ashanti Alston, Le repos comme politique préfigurative

Dans une perspective anarchiste Noire, Ashanti Alston élargit cette conversation en reliant le repos à l’aide mutuelle et au démantèlement de la domination sous toutes ses formes. Ancien membre du Black Panther Party et de la Black Liberation Army, Alston montre dans ses écrits et conférences un profond engagement dans la construction de ce qu’il appelle des « zones d’autonomie ». Des espaces où de nouveaux modes de vie, de relation et d’organisation peuvent émerger hors de portée de l’État.

Ashanti Alston souligne que l’organisation révolutionnaire doit activement rejeter et démanteler les mêmes structures oppressives, telles que la hiérarchie et la violence sexiste, qui définissent les systèmes que nous visons à abolir. Pour lui, le but du repos n’est pas d’échapper à la lutte, mais de participer à la construction de nouvelles relations sociales qui préfigurent un avenir libéré. Il continue d’affirmer que le repos n’est pas un retrait du travail politique, mais une composante de la construction d’alternatives révolutionnaires. Sa compréhension des soins est enracinée dans la politique préfigurative, qui soutien que nous devons construire les conditions que nous souhaitons voir en les mettant en œuvre maintenant, que nous devons vivre et pratiquer le monde que nous cherchons à construire, même avant que ce monde ne soit complètement arrivé. Cela inclut les garderies collectives, la souveraineté alimentaire et la défense des quartiers; non pas comme des rêves utopiques, mais comme des interventions immédiates dans la violence du capitalisme racial. Le travail d’Alston insiste sur le fait que le repos n’est pas réparateur s’il n’est pas partagé. Le repos, comme la libération, doit être collectif. Sinon, il risque de reproduire les mêmes distributions inégales de temps, d’énergie et de soins qui définissent le système auquel nous prétendons nous opposer. (The Anarchist Panther, numéro 1, 2001)

La fausse universalité du « repos »

Qu’une chose soit claire : toustes les Noir·es ne peuvent pas revendiquer le repos comme un acte spontané qu’iels peuvent accomplir quand bon leur semble. Pour les travailleur·euses pauvres, les sans-papiers, les incarcéré·es et les personnes en situation d’itinérance; le repos n’est pas un éveil spirituel, c’est une impossibilité structurelle. Ces communautés existent au sein de systèmes conçus pour leur soutirer leur temps, leur énergie et leurs vies. Elles sont soumises à des régimes d’exploitation du travail qui exigent une productivité constante, surveillées par l’État carcéral et écrasées sous le poids du capitalisme racial, le système même qui utilise les hiérarchies raciales pour justifier et soutenir l’exploitation économique. Parler du repos comme d’un acte libérateur, sans confronter les structures oppressives qui le rendent inaccessible pour ces communautés, n’est pas seulement creux, c’est violent. Cela efface la réalité : pour beaucoup, le repos n’est pas un choix personnel que l’on peut faire sur un coup de tête, mais un luxe que l’on ne peut pas s’offrir facilement.

Quelle partie de la Tradition Noire Radicale permettrait de dire, dans ce cas de figure, à une femme Noire qui aurait deux emplois faiblement rémunérés, jonglerait avec les coûts élevés de la garde d’enfants et lutterait constamment contre l’insécurité du logement; qu’elle devrait simplement choisir le repos ? Il n’y a aucune forme de résistance à prescrire du repos à une personne qui risque l’expulsion, la faim ou la criminalisation dès qu’elle cesse de bouger. Il est profondément fallacieux et cruel de romanticiser l’immobilité tout en ignorant complètement les conditions matérielles qui l’empêchent en premier lieu.

Le repos ne peut être une résistance que s’il est gagné par la lutte, garanti par la solidarité et partagé par les plus marginalisés. Tant que nous n’affronterons pas les structures qui perpétuent l’inégalité, la rhétorique du repos restera creuse. Il restera le luxe de quelques privilégiés, tandis que le reste d’entre nous continuera à travailler dans des systèmes qui exigent un labeur sans fin. Ce n’est que lorsque nous aurons démantelé les rouages qui font du repos une marchandise pour les uns, que nous pourrons vraiment revendiquer le repos comme une résistance. En attendant, il ne reste rien de plus qu’un rêve, loin de la portée de ceux qui en ont le plus besoin.

Ici, maintenant : le soin comme nécessité révolutionnaire

Que ces pratiques existent pour soutenir nos luttes et la pérennisation de l’engagement des gens qui s’y impliquent est évidemment souhaitable; mais l’hégémonie néolibérale risque de ne rendre audible que les versions les plus complaisantes, auto-indulgentes, celles qui ne se déploient pas en soutien des luttes, mais comme des fins en soi. La révolution est un phénomène historique réel : on ne peut pas prétendre y travailler par un simple énoncé performatif. Ce qu’il semble important de critiquer ici se concentre sur ces démarches cloisonnées à nos intimités, celles qui ne s’articulent pas au renversement du pouvoir ; mais il faut aussi commenter des pratiques plus louables, celles qui s’appuient sur la préfiguration comme approche stratégique. Ce qui suit est une courte réflexion, composée d’analyses et de propositions produites face à nos contextes actuels. Ils naissent de l’urgence de faire mieux, et de sortir de l’opposition entre le soin et la lutte, de s’éloigner et de la pureté morale et de la pureté radicale. 

Plusieurs initiatives qui centralisent la préfiguration, même si elles sont pensées comme un pas vers un idéal révolutionnaire, souvent appliqué par principe, mobilisent énormément de ressources, pour des résultats parfois satisfaisant, mais assez limités. Les alternatives qu’on instaure ne profitent qu’à des poignées de gens et surgissent toujours palliativement, en réaction à quelque chose.  Elles reproduisent donc ainsi les conditions desquelles elles émergent. Comment développer des pratiques décoloniales, si ce n’est en démantelant le colonialisme ? La préfiguration est aussi une forme de discours, et elle nous prépare à ce qui suivra, mais elle ne devrait jamais mener à abandonner la lutte. Rêver et imaginer des mondes alternatifs est une nécessité révolutionnaire. Mais n’imaginons pas que pour soi, livrons au monde, de façon tangible, le fruit de nos aspirations. Et allons plus loin : organisons nous – n’écrivons pas seulement, mais mettons aussi en marche les étapes pour parvenir à nos fins.

Évidemment, nos cerveaux sont colonisés par l’intériorisation des systèmes dominants et des oppressions qui structurent hégémoniquement nos vies. Mais killing the cop in your head ne freinera jamais l’accélération de la prise du pouvoir par les fascistes; decolonising your brain n’ébranlera en rien le règne impérialiste; gently holding space ne démantèlera pas l’état. Supposer une radicalité inhérente aux pratiques de soin ou de repos, lorsqu’elles ne s’articulent pas dans un projet révolutionnaire, ça les dépolitise. Penser la micro-politique sans l’articuler à la macro-politique, ce n’est pas révolutionnaire. Mobiliser nos énergies exclusivement vers ces pratiques, sans jamais se mettre en jeu comme sujet politique ou questionner notre confort personnel, ça nous immobilise. 

Cet immobilisme est souhaité et imposé par les forces dominantes :

  • soit en nous écrasant, en faisant de nous des sujets misérables et coincés dans des mécaniques de survivance;
  • soit en nous bombardant d’atrocités, en nous rendant impuissant·es ou désensibilisé·es;
  • soit en nous convainquant de nous engager dans des pratiques « contestataires » qui sont réellement inoffensives pour l’ordre établi, et qui nous pacifient.

Cette critique refuse autant certaines pratiques de soin, que certaines pratiques combatives.

Les pratiques de soin qu’elle condamne sont un coeur sorti du corps qu’il aurait pu soutenir : un coeur inerte dont on a fait le portrait ci-avant. Les pratiques combatives qu’elle condamne sont celles, exaltantes, qui sont un bras amputé, un bras qui agit par réflexe plus que mu par la réflexion. On perd tout le temps et on est même pas capables de se torcher (prendre soin de nos camarades, être redevables, prendre responsabilité).  Il s’agirait donc de mettre le soin au service de la lutte, de lutter fort, mais ingénieusement et stratégiquement; de construire un corps solide dont les systèmes vitaux se soutiennent les uns les autres et se coordonnent pour avancer. Concrètement, ça pourrait vouloir dire instaurer des infrastructures, créer un shift culturel, nous autonomiser dans la réponse à nos besoins immédiats, notamment dans des logiques d’aide mutuelle, et de se saisir des moyens pour soutenir et reproduire nos luttes. Mais pour s’organiser selon nos propres règles, il y aurait avant tout le besoin criant de se donner un espace pour une dialectique sérieuse, structurante, qui saura nous aider à apprendre de nos erreurs, à identifier nos écueils, à analyser nos victoires : à informer l’avenir de nos luttes – à nous donner une direction vers laquelle nous mobiliser et autour de laquelle se rassembler entre complices. Ce serait un espace de conflit d’idées, articulé à des instances de soin; où des propositions fortes s’entrechoquent et accueillent les critiques et les alternatives. Mais ceci ne veut pas dire qu’on doit tout embrasser sans discrimination. Certaines proposition, pratiques et discours, comme celles qui déshistorisent et dépolitisent le soin, nuisent à nos efforts combatifs, et il faut s’en distancer. Il importe de se redonner une direction et de rectifier les déroutes, avant qu’on ne se perde dans un tsunami néolibéral. La déroute n’est pas la différence d’intérêt ou d’opinion; faut-il le répéter, elle serait ce qui immobilise : le discours qui récupère les nouvelleaux venu·es parce qu’il est complaisant, le plus audible au sein de la culture dominante ou parce que son indulgence est plus confortable.

Rest is resistance : si c’est de s’aider mutuellement à gérer notre misère pour sortir de la survivance et libérer notre temps et énergie; pour se mobiliser dans la lutte.

Rest is resistance : si c’est de sortir de l’activation constante face aux horreurs; pour mieux les affronter et pour voir plus loin.

Rest is resistance : si c’est de se donner les moyens d’un engagement pérenne et tenace vers la fin de tous les systèmes d’oppression.

Textes cités

Black Marxism: The Making of the Black Radical Tradition de Cedric J. Robinson
A Burst of Light
d’Audre Lorde
An End to the Neglect of the Problems of the Negro Woman
de Claudia Jones
The Anarchist Panther, Issue 1, 2001
de Ashanti Alston

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