Doxxing : quand le personnel rencontre le politique. Une histoire sur le deuil.
By Anonymous
Au début, le fait d’être victime de doxxing1 n’a pas eu d’incidence concrète sur ma vie. Recevoir des menaces de violence physique et sexuelle de la part des fans de Jordan Peterson2 — des fans situés sur un autre continent, de l’autre côté de l’océan — n’était pas particulièrement alarmant. Je me contentais de les bloquer, et je continuais ma vie comme si de rien n’était. En 2017, je ne maîtrisais pas encore la culture de la sécurité parce que je ne savais pas en quoi ça consistait, ni à quel point c’était nécessaire de se protéger lorsqu’on lutte contre le fascisme. C’était une époque où la lutte contre l’extrême droite gagnait en visibilité au soi-disant Canada. J’était inexpérimenté et je cherchais à soutenir la lutte. Alors j’ai pris la parole lors d’un rassemblement antifasciste en utilisant mon vrai nom — le même qu’on pouvait retrouver sur le site web d’une organisation non gouvernementale (ONG) locale qui indiquait que je soutenais les enfants trans, que j’avais rédigé des politiques d’inclusion pour les personnes trans et organisé des groupes de soutien. C’était aussi le nom que j’avais utilisé dans des articles communistes portant sur les droits des personnes trans et la lutte des classes. Tout était légal, donc je ne craignais pas la répression de l’État, ni celle de la police. Les organisateur·rices du rassemblement avais un permis, c’était une mobilisation très lib et respectueuse des lois. Mais c’est comme ça que Jordan Peterson et ses fans m’ont trouvé.
Au fil des années, mes idées politiques ont évolué. Elles sont devenues plus radicales, plus à gauche et moins autoritaires. Je me suis davantage impliqué dans les milieux anarchistes et syndicaux. J’ai continué à m’organiser, mais différemment, puis j’ai appris, en cours de route, ce qu’était une culture de sécurité. Graduellement, je me suis aussi renseigné sur les idéologies d’extrême-droite. Ma ville natale était (et reste) un repère de néo-nazis, d’anti-vaxx et d’une pléthore de groupes d’extrême-droite. C’est essentiel de connaître son ennemi.
Un jour, en naviguant sur Youtube, je suis tombé sur une nouvelle vidéo de Jordan Peterson. Il tentait de me psychanalyser de manière très caricaturale à partir d’une vidéo du rassemblement de 2017. (Merci pour le diagnostic gratuit du syndrome de Peter-Pan, en passant). Il s’est ensuite permis un message inquiétant qui, à l’époque, m’a semblé être une simple niaiserie de sa part : « Vous pouvez trouver la vidéo si vous savez où chercher ».
Au début, je n’y ai pas vraiment prêté attention. Pour moi c’était juste un has-been paumé qui dit des trucs vagues et pas pertinents — rien de très alarmant. On en a même ri avec des ami·es : « Ça fait cinq ans qu’on l’a fait taire, et il est toujours en colère ». Mais peu de temps après, des gens ont commencé à essayer de me queerbasher3 en public. Des hommes et des femmes que je ne connaissais pas me fixaient du regard avec de la haine dans les yeux. C’était en 2022. La transphobie, alimentée par le convoi de la liberté, gagnait du terrain. Je ne sais pas si ces gens savaient qui j’étais ou si c’était juste une sorte de haine impersonnelle. Je suis relativement petit et j’ai l’air d’une cible facile. Les lâches s’en prennent aux queers qui ont l’air vulnérable.
J’ai quand même fait pleurer une personne qui avait tenté de me queerbasher, une fois. Je refuse d’être une cible facile pour ces estis-là. Il faut répliquer, se défendre.
Ce qui m’a réellement fait peur, c’est que ça s’est passé dans un bus, en public, et qu’aucune personne témoin de cette agression n’est intervenue pour aider. C’était la preuve que la haine et la normalisation libérale et pacifiée de la queerphobie gagnaient du terrain.
Un jour, alors que je roulais à vélo, quelqu’un a tenté de me percuter délibérement avec son VUS. Il a raté son coup, et je m’en suis sorti physiquement indemne — mais ébranlé. Je ne saurai jamais si c’était un acte commis au hasard ou une conséquence directe du doxxing. J’ai contacté des camarades expérimenté·es pour leur demander de l’aide et des conseils. Iels ont tout de suite reconnu la gravité de la situation et ont décidé de m’aider. Iels m’ont incité à quitter cette ville de merde que j’avais désespérément besoin de fuir. J’ai trouvé un endroit sécuritaire où m’installer, et une organisation queer et radicale — le Pink Bloc — a réussi à réunir de l’argent pour me permettre de survivre le temps de trouver mes repères dans une nouvelle ville… une ville dont je ne parlais même pas la langue.
J’ai dû laisser beaucoup de chose derrière moi et repartir à zéro. J’ai confié mon chat à quelqu’un en qui j’avais confiance — un ami de longue date — mais il m’a bloqué. Nous étions amis depuis dix ans, et il m’a tout simplement abandonné. Ce qui m’a fait le plus mal, c’est d’avoir dû laisser mon chat derrière moi. Les gens jugent facilement celleux qui doivent faire adopter leurs animaux de compagnie par quelqu’un d’autre. J’ai été ce genre de vegan — je sais d’où viennent ces critiques — mais je n’avais pas d’autres options.
On est toujours plus en sécurité sur la ligne de front. Je n’aurais jamais pu assurer ma sécurité si je n’avais pas déjà commencé à m’organiser avec des groupes anarchistes et anticapitalistes. Les ONG et les urnes ne vaincront pas le fascisme. Les remontrances wokes des anarcho-libéraux et desqueers mous ne feront rien pour lutter contre le fascisme, ni pour construire de la solidarité et un sentiment de communauté dans nos mouvements. Ce qui m’a sauvé, c’est de m’engager pour une révolution queer et anticapitaliste. La culpabilité du survivant que je ressens est immense et continue de me ronger. Je me sens mal d’avoir abandonné une ville qui a cruellement besoin de radicaux de gauche, mais je n’en pouvais plus de m’organiser dans le vide. L’extrême-droite savait qui j’étais. Et une banlieue conservatrice n’était pas nécessairement le genre de communauté dont j’avais besoin pour me sentir en sécurité.
J’ai encore peur de me faire doxxer. Peur que l’extrême-droit me retrouve. Peur que quelqu’un·e essaie, encore une fois, de me tuer. Une longue période de manifestations, incluant une agression sexuelle au main d’un policier au G20, m’avait déjà laissé un PTSD. Cette expérience du doxxing n’a fait que s’ajouter à ce trauma. La peur, la douleur, la colère et la paranoïa me rongent. Le deuil d’ami·es qui m’ont abadonné alors que j’avais besoin d’elleux aussi. Le deuil de mon chat que j’ai dû laisser derrière moi. La peur et l’anxiété sont toujours là, mais le deuil, lui, est si profond que je le porterai en moi pour toujours.
Si je devais revenir en arrière, je recommencerais. Je ferais les mêmes choix, mais en prenant plus de précautions, en protégeant mon identité avec une meilleure sécurité opérationnelle — opsec — et une meilleure culture de sécurité. Tout ce que j’ai fait était légal. Mais je ne me suis jamais douté d’à quel point l’extrême-droite pouvait être insidieuse. Je ne serai pas silencieux. Je ne resterai pas les bras croisés pendant que d’autres se font opprimer. Nous vivons un moment historique, le silence et la complaisance ne sont pas des options. Fuir et se cacher ne vous protégera pas. S’organiser et résister, en revanche, permet de bâtir des communautés et de créer des liens solides. Une communauté et des camarades ont assuré ma sécurité et ont été ma bouée de sauvetage. La révolution queer se poursuit. La lutte des classes survivra à ma propre mort. L’extrême-droite veut notre mort; alors nous devons continuer à nous battre pour nos vies.
Ça fait plus d’un an que cette histoire m’est arrivée. Et pourtant, j’ai toujours l’impression d’être perdu dans un puits sans fond — un chagrin insondable et ineffable. Je me souviens de ce que j’ai éprouvé, mais je n’ai pas les mots. Tout est flou et je ne me sens en sécurité nulle part. Mon chez-moi a été dévoré par l’ennemi. J’ai toujours détesté ma ville natale, mais la quitter m’a tout de même laissé un profond sentiment de perte. J’ai réussi à fuir, mais la culpabilité du survivant, les fantômes de la transphobie et du fascisme me hantent encore.
Mon seul ancrage est l’amour, la rage et la révolution.
(1) Le doxxing est une tactique souvent utilisée par l’extrême droite pour intimider et nuire aux anticapitalistes, aux révolutionnaires, aux activistes et aux personnes marginalisées qui luttent contre les oppressions. Il s’agit de divulguer des informations personnelles sur une personne afin de la réduire au silence ou de lui nuire. Cela peut conduire au stalkage, au harcèlement, à la violence et à la mort.
(2) Jordan Peterson est un psychologue canadien qui s’est fait connaître en 2016 en s’opposant à la protection des personnes transgenres dans la législation canadienne, en présentant sa position comme une défense de la liberté d’expression. Depuis, il est devenu une figure emblématique de l’extrême droite, connue pour ses idées réactionnaires telles que l’antiféminisme et la transphobie.
(3) Le queerbashing, c’est lorsque des individus tentent d’agresser des personnes trans et queer, il est causé par la queerphobie et la transphobie.