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Transphobie et incarcération

Pourquoi la nouvelle directive du ministre de la Sécurité publique risque d’empirer la situation dans les prisons et en dehors de ses murs ?

Par un·e membre du comité autonome contre les prisons, de l’ORA

La semaine passée, le ministre de la Sécurité publique, François Bonnardel, a pris la décision de restreindre le droit des femmes trans d’être incarcérées dans des prisons pour femmes. À partir de maintenant, au soi-disant Québec, les personnes seront assignées aux différentes prisons genrées en fonction de leur « sexe anatomique » et ce qu’il entend, par « sexe anatomique », c’est en fait la configuration génitale (l’apparence des organes génitaux). Sans surprise, le journal de Montréal en profite pour nourrir son agenda sensationnaliste et transphobe, en choisissant d’annoncer la nouvelle sous le titre « Fini les détenus* qui changent leur genre comme bon leur semble ». Cette décision et sa couverture médiatique en disent long sur l’acceptabilité sociale de la transphobie qui a été manufacturée ces dernières années. On propose de présenter des arguments pour opposer ce discours et pour mettre en garde contre la violence qui se déchainera impunément envers les femmes trans incarcérées. 

Pour légitimer la décision du ministre, le Journal de Montréal nous présente le cas de Levana Ballouz, une femme trans qui a assassiné sa femme et ses enfants, et qui a transitionné dans l’attente de son procès. En s’appuyant sur les biais transphobes et racistes de ses lecteurices – qu’il a bien travaillé à renforcer – le Journal de Montréal n’a besoin de fournir aucune preuve de la supposée duperie de Levana, ni aucun fait sur la situation des femmes trans et des femmes en général dans les prisons. Selon l’article, il va de soit que Levana serait un danger pour les femmes cis détenues et qu’elle aurait pris cette décision afin d’améliorer son sort en étant incarcérée avec elles. Et ce cas spécifique légitimerait ensuite qu’on impose la violence des prisons pour hommes aux autres femmes trans incarcérées. C’est bien mal comprendre la situation actuelle dans les prisons au Québec. Décortiquons ce violent discours transphobe et redressons le portrait qu’on se fait de ces prisons pour femmes supposément enviables : 

Ce discours est basé sur le mythe, largement véhiculé par les réactionnaires misogynes des dernières années, qui prétend que les avancements féministes auraient favorisé les femmes aux dépends des hommes. Ainsi, les femmes trans essaieraient donc de profiter de cette situation pour améliorer leur sort. Mais c’est bien le contraire qui s’opère : les femmes trans se retrouvent face à des violences exacerbées par l’interaction de leur situation 1. de femme et 2. de personne trans, caractérisées sous le terme transmisogynie. Entre autres, pour elles, l’objectification et la normalisation des violences sexuelles des femmes dans notre société se cumule aux punitions liées à la transgression des rôles de genre imposés. Cela se traduit en violences sexuelles, physiques et symboliques spécifiques. Et même si elles partagent des vécus de violence avec les autres femmes, on les exclut de manière systématique des discours féministes et des études sur les violeneces mysogynes. Par exemple, leur expérience ne sera pas prise en compte dans les études en criminologie; ce qui impacte plusieurs éléments du procès : conditions de libération, peine, interogation, rapport d’expert, etc. 

La transmysoginie impacte aussi les expériences de détention. Dans les prisons pour hommes, les femmes trans subissent des agressions physiques et sexuelles autant de la part des hommes incarcérés, que des gardiens de prison. Certaines pourraient avoir recours à des stratégies de « stealthing » (cacher son identité trans), mais cela vient avec son propre lot de violences psychologiques et avec la peur d’être découverte. Ainsi, de nombreuses études ont recommandé l’incarcération des femmes trans dans les prisons pour femmes pour réduire le risque de violence à leur égard. Toutefois, cela ne les préserve pas de subir d’autres types de violences et la prison pour femme s’est montrée inapte à prévenir les violences transmisogynes.

Par exemple, la prison Leclerc, qui héberge en ce moment les femmes détenues pour des peines de deux ans ou moins et celles en attente de leur procès, est un site de violences et de négligences épouvantables. Une action collective qui se prépare depuis 2018 décrit des fouilles à nue excessives et retraumatisantes pour les victimes d’agression sexuelle (dont, on le rappelle, la moitié des femmes trans sont victimes), des conditions d’insalubrité (air vicié, moisissures, rats, manque d’eau potable) et du manque d’accès aux soins de santé et de conditions de vie de base (notamment pendant la crise de Covid, les détenues ont vu leur accès à la nourriture restreint significativement). En plus de ces conditions atroces, qui affectent les femmes trans comme les femmes cis, les femmes trans y vivent des violences spécifiques. Elles sont tenues à l’écart et isolées des autres femmes par mesure de « protection », et surveillées encore plus que les autres, à Leclerc comme ailleurs au Canada. Le manque de personnel dans les prisons a aussi entrainé le retrait des peu de droits des femmes trans détenues qui sont parfois empêchées de sortie ou de visites.   

Un autre argument des discours transphobes est celui qui veut peindre les femmes trans comme des prédatrices. Les femmes trans seraient des menaces pour les femmes cis en prison. Cet argument est aussi facilement démenti quand toutes les preuves montrent que le plus grand danger pour les femmes en prison est avant tout les gardien·nes de prison, et non les autres détenues. Ce sont ces personnes qui détiennent un pouvoir démesuré sur la vie et la sécurité des détenues, ce sont elles qui peuvent en abuser en toute impunité dans le système actuel. Ainsi, ce sont leurs violences qui sont répertoriées de façon significative et récurrente. Sans oublier que ces mêmes gardien·nes sont celleux qui choisissent souvent de rester inactif·ves ou même de participer à la violence transphobe faite par les autres détenu·es envers les femmes trans.

Ainsi, bien que l’incarcération des femmes trans dans les prisons pour femmes puisse être comprise comme une stratégie de réduction des méfaits (et qu’elles doivent donc pouvoir continuer d’y être incarcérées), leurs conditions dans les prisons au Québec demeure insoutenable et horrifiante. Rien ne peut laisser croire qu’il y aurait quelconque avantage à la présupposée duperie de ces « fausses femmes trans » dans ce système. La décision du ministre, qui suit de près la sortie du rapport du comité des sages, trahit donc une intention bien différente de celle de la protection des femmes. Au contraire, elle permet à l’État d’asseoir encore plus de pouvoir et de contrôle sur les corps des femmes trans. Le ministre a bien choisi comme critère que seules les femmes trans qui auraient eu une chirurgie pourraient rester dans les prisons pour femmes. Ainsi, le gouvernement se dote de plus en plus de la capacité de déterminer les critères d’une « vraie » femme trans en même temps qu’il agit pour limiter l’accès aux chirurgies d’affirmation de genre en revenant vers un modèle psychiatrisant. 

Depuis des années, le mouvement queer met en garde contre les politiques identitaires visant la reconnaissance symbolique : ces tentatives de classifier les identités dans le but d’obtenir des supposés droits. On observe aujourd’hui les dérives de ces politiques qui impacteront de manière disproportionnée les personnes trans marginalisées de nos communautés. Cette situation est alarmante et témoigne de la montée du facisme qui s’opère ici aussi, pas seulement aux États-Unis. Que le gouvernement se dote d’outils pour classifier et répertorier les femmes trans est un signal d’alarme important à ne pas passer sous silence. 

Nous avons examiné ici un traitement médiatique qui cherche à justifier des décisions infondées des instances du pouvoir. Notons que ce traitement médiatique sensationnaliste de cas de personnes ayant commis des crimes violents s’inscrit dans une logique plus large et générale d’altérisation des personnes détenues. Cela donne non-seulement un portrait des femmes trans comme étant violentes et malicieuses; mais ça donne aussi ce portrait des personnes détenues en général. Ça déshumanise et ça caractérise les personnes par leur crime, dans le but de désensibiliser à la misère qu’on leur fait subir, permettant une toujours plus grande prise de pouvoir de l’état sur les dissident·es. Notons que cette stratégie invisibilise les types d’offenses qui ne sont pas basées sur la violence, mais plutôt liées à des enjeux de précarité; et les processus dans lesquels plusieurs personnes détenues s’engagent pour modifier leurs comportements violents. En renforçant l’archétype du détenu violent et moralement condamnable, on participe à l’altérisation des détenu·es et à la cristalisation de leur rôle social. Cela nous empêche de penser à d’autres alternatives aux prisons et à des meilleurs moyens collectifs pour prévenir la violence, en focalisant seulement la responsabilité sur les individus, plutôt qu’autours des systèmes d’oppression qui maintiennent des personnes dissidentes dans la criminalité.

Pour terminer, on se doit de dénoncer l’hypocrisie des discours des groupes féministes et des instances gouvernementales qui tentent de nous vendre le projet de construction de nouvelles prisons comme une avenue progressiste. Entre autres, on nous a laissé croire que ces nouvelles prisons permettraient d’assurer de meilleures conditions d’incarcération pour les personnes trans et plus de liberté en général pour les détenues. En vendant ces illusions, le gouvernement projette en ce moment de dépenser plus de 400 millions $ pour construire une nouvelle prison pour femmes à Ahunstic, où seront transférées les femmes présentement détenues à Leclerc. Quand on voit la situation actuelle des prisons qui ne cesse d’empirer et la facilité avec laquelle le gouvernement revient sur ses décisions « progressistes », il y a fort à douter que cette nouvelle prison aura un impact positif pour les détenues. Qu’est-ce qui nous laisse croire que les conditions ne reviendront pas à l’indécence actuelle des prisons ? Notons que ces nouveaux projets prévoient déjà d’augmenter le nombre de place dans les prisons… quand on construit de nouvelles prisons, on prend le risque de continuer à les remplir. Et qu’adviendra-t-il de la prison Leclerc? On se rappellera à cet effet que la prison Leclerc est un ancien centre de détention pour hommes qui a été fermé pour cause de conditions jugées déshumanisantes… 

On voit ici que cette attaque contre les personnes trans s’en prend d’abord à celles qui sont les plus isolées, privées de ressources et vulnérables en raison de leur incarcération. Cette stratégie met en lumière l’importance de créer des liens de solidarité entre les mouvements vers l’abolition de la prison et les mouvements queers. Il est nécessaire de le faire avec les personnes trans incarcérées pour combattre la division et l’altérsation qui s’opère avec l’isolement dans les murs de la prison. Cette décision laisse aussi présager la menace d’un recul de droit plus généralisé devant nous, il faut donc se rassembler pour créer des communautés plus fortes.

Alors, le Comité Autonome Contre les Prisons, comité de l’ORA, vous invite à rejoindre la lutte contre la nouvelle prison pour femmes, qui a aussi comme objectif de renforcer les liens de solidarité avec toustes les prisonnier·ères. 

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